OPINION : Le monde s’enlaidit. Que faire ?

Pour notre plus grand malheur, la nouvelle architecture se résume à surcharger la terre d’immenses boîtes-à-vivre sans se soucier de leur qualité ni de leur beauté. Les architectes deviendront-ils bientôt inutiles ? Une opinion de Noé Morin et Nadia Naty Everard, Fondateurs de l'ASBL La Table ronde de l'architecture, parue dans La Libre. Texte cosigné par plus de 150 personnalités engagées dans le domaine de l’architecture.

 

Nous avons une conviction : le monde s’enlaidit. Mais il nous semble impossible de l’exprimer sans contrarier la croyance très répandue dans l’idée de progrès. Il suffit de regarder autour de soi comme le béton et le verre mangent villes et campagnes, comme des tours effrayantes surgissent là où nous avons nos souvenirs d’enfance, comme partout les pavés reculent et le bitume avance, comme les lotissements remplissent désormais tout l’espace et d’affreuses ceintures de zoning asphyxient les centres-villes… Le monde s’enlaidit. Il ressemble désormais à une arrière-cour de supermarché et il n’y a guère plus que les touristes pour croire au mot : paysage.

Devant l’implacable détérioration des villes, leurs amputations multiples et la mondialisation de leur architecture, les progressistes continuent d’affirmer que l’avenir de l’homme se situe dans l’innovation et que l’innovation, mesdames et messieurs, c’est l’expression d’une architecture nouvelle. Pour notre plus grand malheur, la nouvelle architecture dont ils portent l’étendard se résume à surcharger la terre d’immenses boîtes-à-vivre sans se soucier de leur qualité mais uniquement du profit qu’elles engendrent. Bientôt, les architectes qui la propagent deviendront inutiles : à force de lignes droites, de formes abstraites, de façades lisses, à force enfin d’expurger les bâtiments du moindre ornement, ils s’apercevront que cette architecture navrante, diminuée, peut tout aussi bien être exécutée par des ingénieurs, et ils perdront leur emploi.

Ainsi soit-il, cela ne nous émeut pas. Par contre, la souffrance qu’ils infligent par leur non-architecture aux habitants-victimes de la déformation de leurs lieux de vie - les villes toutes pareilles, de Bruxelles à Pékin, les nouveaux logements qui tombent en désuétude après dix ans d’existence, les barres HLM qui sont des clapiers à lapins -, cette souffrance nous révolte. Nous la subissons, nous aussi.

 

L’abolition de l’esthétique

Depuis la fin de la guerre, le modernisme impose sa loi sur les choses et les idées. Celle-ci est dénuée de sens : en réduisant l’individu à quelques fonctions simples - consommer, travailler, se divertir -, elle nie ses particularités, le transforme en Homo œconomicus indistinguable de ses pairs et lui propose une vie confortable mais grise placée sous le signe mythologique du progrès. Cet homme sans qualités, réduit à la somme de ses besoins, n’est plus sensible à la beauté ; celle-ci s’avère inutile. De là provient l’abolition de l’esthétique. "Tout se vaut" ou "chacun ses goûts", dit-on aussi pour cacher l’immense imposture du modernisme lorsqu’il est comparé aux styles anciens.

Contre ce phénomène, nous affirmons que le Beau existe. Il est sous notre nez : c’est le patrimoine ! Il nous revient d’y entrer, de nous y attarder et de le mettre à profit - non pas comme une rente muséale sous les auspices du tourisme de masse, mais comme les forces vives d’une renaissance contemporaine. Puisque le modernisme nous a trompé et nous a conduit dans les bas-fonds de laideur, et qu’il se pastiche lui-même depuis presqu’un siècle, il faut s’en détourner et choisir sans honte de regarder en arrière. Après tout, les styles les plus féconds sont tous nés d’un demi-tour : le néo-gothique idéalisait le Moyen Âge, le néo-classique était nostalgique de la Renaissance, tandis que cette dernière rêvait à la perfection antique… Or, nous disposons d’un patrimoine en excellent état, sur lequel s’active une multitude de métiers d’art - maçons, charpentiers, ébénistes, tailleurs de pierre, ardoisiers, fenêtriers, maîtres verriers, mosaïstes… - qui sont une mine de savoir-faire pour instruire les jeunes architectes des techniques traditionnelles qui serviront, demain, à faire renaître l’architecture.

Contre le système moderniste, nous prônons l’architecture traditionnelle qui repose sur le bon sens et l’usage de codes esthétiques, de techniques traditionnelles et de matériaux naturels au sein d’ensembles urbains cohérents. Quand elle est bien faite, l’architecture traditionnelle est belle et traverse siècles et générations. Comme elle respecte l’identité des lieux où elle s’insère et l’intimité des personnes qui y habitent, sa vocation est populaire. Son exercice, quant à lui, est difficile. Il requiert une solide culture historique assortie d’une connaissance empirique des métiers artisanaux. Pour faire vivre l’architecture traditionnelle, il est donc urgent de former dès aujourd’hui et de faire prospérer un vivier d’architectes et d’artisans compétents, sensibles et à l’écoute de la volonté générale.

 

Villes d’architecture éternelle

À ceux qui, enfin, nous rétorqueraient que cette architecture est bien belle mais irréaliste dans les conditions actuelles, nous disons que des exemples prometteurs existent déjà, qui prouvent qu’elle s’adapte merveilleusement bien aux besoins de notre siècle. En témoignent Ksar Tafilelt en Algérie, Poundbury au Royaume-Uni, Le Plessis-Robinson, Port Grimaud et Port Royal en France, Seaside en Floride et la ville nouvelle de Cayalá au Guatemala. Ces villes ont en commun de se fondre dans leur environnement, en parfaite harmonie avec la nature et leurs habitants, de n’écraser ces derniers ni par la taille, ni par la hauteur des immeubles ni par la voiture… et de permettre aux flâneurs de flâner, aux curieux d’observer et aux romantiques d’être fiers et émus par l’ingénieuse beauté des villes d’architecture éternelle.

Partout dans le monde, l’architecture traditionnelle refait surface à toutes les échelles. Elle est le signe d’une belle et digne insurrection des peuples contre l’illusion moderniste qui pousse son dernier souffle, achevée par la crise du coronavirus qui provoque un exode rural et la désertion des quartiers d’affaires. Cette insurrection est salutaire ; elle est portée par des centaines d’architectes, d’artisans, d’historiens et de curieux en tout genre qui, dans tous les pays, attendent l’heure où l’architecture renouera avec sa vocation première : embellir le monde.

Source: La Libre
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